Au Brésil, le Parti des travailleurs recherche des alliances électorales de droite alors que les généraux mettent en garde contre un « point de rupture »

Les manifestations massives de samedi dernier contre la gestion par le président fascisant Bolsonaro de la pandémie de COVID-19 ont aggravé la crise de la classe dirigeante brésilienne, qui craint que l'opposition sociale de masse ne se retourne contre l'ensemble de l'ordre capitaliste.

Deux fois en moins d'un mois, des centaines de milliers de Brésiliens sont descendus dans la rue avec des pancartes peintes à la main, portant les noms d'êtres chers perdus à cause de COVID et qualifiant Bolsonaro de meurtrier de masse et de génocidaire.

Comme la dernière manifestation de samedi dernier avait lieu, le pays dépassait les 500 000 morts du Covid-19, le deuxième pire nombre de morts dans le monde, devancé seulement par les Etats-Unis, qui a une population de plus de 50 pour cent plus importante.Un bilan qui a plus que doublé au cours du seul premier semestre 2021. Les principaux experts de la santé prévoient maintenant que, suivant la même tendance de doublement du nombre de décès tous les six mois, et avec de lentes vaccinations qui ne couvrent jusque là que 10 pour cent des Brésiliens, le nombre total de morts pourrait atteindre un million d'ici 2022.

Les manifestations étaient une démonstration intense, bien qu’initiale, d’une profonde colère des travailleurs, déjà exprimée par des centaines de grèves contre la politique d'immunité collective des classes dirigeantes brésiliennes et internationales ; elles touchèrent en particulier les travailleurs de l'industrie, de la santé, des transports et de l'éducation de tout le pays.

Manifestation de masse à São Paulo le 19 juin (source : @midianinja)

Alors que ces grèves et ces luttes ont été réprimées et isolées par les médias, les syndicats pro-patronat et l'opposition parlementaire dirigée par le Parti des travailleurs (PT), l'éruption des manifestations de masse a assurément rangé le Brésil parmi les pays d’Amérique latine touchés par des troubles civils massifs, qui s’étendent maintenant du Paraguay à la Colombie. Elle a également réduit en miettes le récit promu par la « gauche » petite-bourgeoise du Brésil – selon lequel la classe ouvrière et les sections appauvries de la classe moyenne sont dominées par le conservatisme social et la subordination passive devant le fasciste Bolsonaro.

Cette optique démoralisée et fausse n'a jamais été prise au sérieux par le gouvernement lui-même. Bolsonaro déclare constamment que le Brésil est confronté au spectre d'une révolte sociale de masse comme celle qui a secoué le Chili en 2019, et qu'une telle éruption le forcerait à adopter des pouvoirs dictatoriaux pour « rétablir l'ordre ». Bolsonaro a averti à plusieurs reprises ses opposants de ne pas « aller trop loin » (« esticar a corda »), c'est-à-dire de ne pas s'opposer fondamentalement à lui, afin de ne pas « provoquer » un coup d'État.

De tels avertissements ont maintenant été repris par le chef de la Cour militaire suprême (STM), le général d'active Luis Mattos, qui a affirmé sans détour dans une interview au magazine de droite Veja que « tous ceux qui s'opposaient au gouvernement » allaient « trop loin » en attribuant au président « tout ce qui n'allait pas » et « l’empêchant de gouverner ». Cette situation, a-t-il averti, conduirait à un « point de rupture ». Le leader du gouvernement à la Chambre brésilienne, le député Ricardo Barros, a également déclaré le 8 juin : « nous atteindrons un point où les décisions judiciaires ne seront pas suivies », faisant référence aux défaites subies par le gouvernement devant les tribunaux qui furent accusés par Bolsonaro d’« outrepasser » leur autorité.

Le général Mattos a proféré ses menaces au cours de la même semaine qui a vu les bureaux juridiques de l'armée, de la marine et de l'armée de l'air rejoindre l’avocat général de Bolsonaro (AGU) pour défendre, devant la Cour suprême du Brésil, une loi déclarant que les civils - y compris les journalistes - qui « calomnient » les forces armées devraient être poursuivies devant des tribunaux militaires. Cette loi fait partie d'un code pénal militaire de 1969 promulgué pendant les « années de plomb», la répression politique barbare par la dictature militaire, soutenue par les États-Unis, entre 1964 et 1985.

La colère populaire contre le demi-million de décès évitables dus au COVID, les niveaux record de chômage, l'appauvrissement massif et la montée en flèche des inégalités sociales aggravent les divisions au sein de la classe dirigeante sur la manière de gérer la situation sociale explosive du Brésil. Cela est mis en évidence par les déclarations de plus en plus ouvertes de hauts responsables de l'establishment politique et militaire reconnaissant que Bolsonaro pourrait ne pas accepter le résultat de l'élection présidentielle de 2022 s'il n'est pas réélu.

Dans les milieux militaires, ces avertissements ont été de plus en plus relayés par l'ancien secrétaire du gouvernement de Bolsonaro, le général à la retraite Carlos Alberto dos Santos Cruz. Sous les anciens gouvernements du PT, Santos Cruz avait été commandant des troupes de « maintien de la paix » de l'ONU en Haïti et en République démocratique du Congo, ainsi que secrétaire aux affaires stratégiques de l'ancienne présidente du PT, Dilma Rousseff.

Il a été interviewé par le magazine Veja et, en termes inhabituellement directs, a comparé la situation brésilienne à celle des États dits « défaillants » où il avait commandé des troupes de l'ONU. Il a accusé le gouvernement Bolsonaro de « parrainer le fanatisme, le spectacle, le populisme. C'est le processus derrière tout régime autoritaire ». En fin de compte, a-t-il déclaré, « dans une société divisée, ce fanatisme criminel que nous subissons se termine en violence ».

Santos Cruz ne lance pas son avertissement sur la base d'une opposition de principe aux inégalités sociales ou à la dictature, mais par crainte que l'élite dirigeante brésilienne, en poursuivant son soutien à Bolsonaro, ne sombre dans une situation révolutionnaire, avec un déferlement d'opposition sociale hors du contrôle de la soi-disant opposition dirigée par le PT.

Dans ces conditions, la tâche la plus urgente de ces factions de la classe dirigeante opposées à Bolsonaro est de chloroformer l'opinion publique concernant l'incompatibilité objective des formes démocratiques de gouvernement avec des niveaux explosifs et omniprésents d'inégalités sociales.

Ces factions visent à dépeindre Bolsonaro et ses proches alliés comme des aberrations fanatiques, parlant uniquement pour eux-mêmes et personne d’autre. Cette interprétation sert ainsi à canaliser l'opposition sociale derrière les forces traditionnelles de l'establishment politique ostensiblement opposées au « fanatisme » de Bolsonaro.

Cette opération politique s'est accélérée après l’effusion massive de colère inattendue des manifestations du 29 mai. Son objectif principal est de concocter des alliances électorales pour les élections générales de 2022, dans lesquelles se joueront la présidence, la Chambre, un tiers du Sénat et tous les gouvernements des États régionaux et leurs législatures.

Les manœuvres électorales ont été lancées à Rio de Janeiro, la base politique de Bolsonaro, avec l'annonce le 11 juin par le député de Rio Marcelo Freixo, une vedette du Parti du socialisme et liberté (PSOL), de pseudo-gauche, qu'il quittait le parti qu'il avait aidé à fonder en 2005 en tant que dissident du PT, et qu’il rejoignait le Parti socialiste (PSB), le neuvième plus grand parti de la Chambre des députés brésilienne.

Freixo a déclaré le même jour dans une interview à Veja que les prochaines élections ne porteraient pas sur « la gauche contre la droite, mais la civilisation contre la barbarie ». Il a déclaré que son changement de parti était nécessaire pour attirer des personnalités de droite peu disposées à se ranger du côté du PSOL, tout en ajoutant que le PSOL rejoindrait finalement une large coalition avec la droite anti-Bolsonaro.

Quand on lui a demandé pourquoi il n'avait pas rejoint le PT, il a déclaré que rejoindre le PSB était en fait une recommandation du PT, en raison du rejet populaire de ce parti à Rio après son parrainage de gouvernements régionaux successifs tombés à cause de la corruption. Le lendemain, le point fort de l'annonce par Freixo de sa campagne pour le poste de gouverneur a été de nommer comme conseiller en chef de la sécurité l'ancien ministre de la Défense et de la Sécurité publique du gouvernement droitier du président Michel Temer, Raul Jungmann. Jungmann a déclaré qu'il collaborerait avec Freixo afin « d'articuler un large front démocratique pour libérer Rio de la violence et de la corruption ».

Le bilan de Jungmann ne laisse aucun doute que l'affirmation de Freixo que sa candidature représenterait la « civilisation contre la barbarie » est frauduleuse. En tant que ministre de la Sécurité publique de Temer, Jungmann était le haut responsable civil d'une intervention militaire sans précédent d'un an dans l'État de Rio de Janeiro. Là, l'autorité civile fut renversée et le général Walter Braga Netto installé à la tête des forces de sécurité. Dans les premiers mois de l'intervention, la conseillère municipale du PSOL, Marielle Franco, nommée par la ville au poste de médiateur des droits humains, a été brutalement assassinée par un escadron de la mort. Pendant trois ans, Freixo et le PSOL ont affirmé que le meurtre avait été commis par des gangs de policiers de Rio genre groupes d’autodéfense, connus sous le nom de « milices », avec lesquels la famille Bolsonaro a de multiples liens financiers et politiques.

Le crime n'est toujours pas éclairci et Freixo, qui avait parrainé politiquement la carrière de Franco, s'était insurgé contre Jungmann pour avoir utilisé sa mort pour renforcer l'intervention militaire. Le général Braga Netto est devenu chef d'état-major de Bolsonaro, puis ministre de la Défense en mai 2021, lorsque le président a limogé l'ensemble du haut commandement militaire afin de consolider son emprise sur les forces armées.

Comme d'autres hauts responsables militaires qui ont rejoint le gouvernement « barbare » de Bolsonaro, Braga Netto a été présenté par le PT et le PSOL comme un général « moderne » et « constitutionnaliste », malgré l'explosion de violations des droits de l'homme pendant le règne de l'armée sur Rio de Janeiro. Jungmann a ensuite fondé et dirigé le premier groupe de réflexion civilo-militaire intégré du Brésil, CEDESEN, qui promeut l'illusion que l'armée est attachée au pouvoir constitutionnel.

La voie promue par le PT et ses alliés bourgeois et de la pseudo-gauche, consistant à subordonner l'opposition à Bolsonaro aux divisions entre les architectes les plus réactionnaires de l'appareil répressif brutal du Brésil, ne peut que conduire à la catastrophe. Le violent virage à droite incarné par le passage de Marcelo Freixo dans le camp de figures comme Raul Jungmann exprime les immenses pressions objectives vers un régime autoritaire qui ont inévitablement accompagné la crise insoluble du capitalisme brésilien et mondial. Le rôle de ces éléments de pseudo-gauche est de désarmer politiquement les travailleurs et de préparer les conditions d'une dictature, conditions que des sections importantes de la bourgeoisie et de son commandement militaire estiment ne pas encore être en place.

Afin de lutter contre les inégalités sociales et la dictature, les travailleurs doivent rompre avec toutes les forces politiques liées à l'État capitaliste, y compris le PT et le PSOL, et construire une nouvelle direction politique, une section brésilienne du Comité international de la Quatrième Internationale.

(Article paru en anglais le 23 juin 2021)

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