Le déploiement des pouvoirs d’urgence par Trudeau: un avertissement aux travailleurs de tout le Canada

Le premier ministre Justin Trudeau et son gouvernement libéral ont déployé des pouvoirs d’urgence, en vertu de la Loi sur les mesures d’urgence jamais utilisée auparavant, pendant dix jours le mois dernier pour mettre fin à l’occupation du centre-ville d’Ottawa par le Convoi de la liberté d’extrême droite et aux blocages de divers postes frontaliers. En dehors des groupes de pression les plus puissants du pays, le Conseil canadien des affaires et la Chambre de commerce du Canada, le soutien le plus fort à cette action autoritaire est venu des organisations «progressistes» et ostensiblement «de gauche» du Canada.

À gauche: Jagmeet Singh lors du congrès de l’OFL en 2017 (Wikimedia Commons/Département des communications de l’OFL), à droite: Justin Trudeau s’exprime lors d’une conférence de presse à la fin d’un sommet UE-Canada au bâtiment du Conseil européen à Bruxelles, le mardi 15 juin 2021 (AP Photo/Francisco Seco)

Avant même que Trudeau ne déclare une «urgence d’ordre public» le 14 février, le chef du Nouveau Parti démocratique, Jagmeet Singh, avait promis le soutien de son parti. Une semaine plus tard, lorsque le gouvernement libéral minoritaire a demandé à la Chambre des communes l’approbation rétroactive obligatoire de son invocation de la Loi sur les mesures d’urgence, il l’a obtenue grâce au soutien unanime des sociaux-démocrates du Canada. Charlie Angus, qui est souvent présenté comme une voix de «gauche» du NPD, a résumé l’attitude du parti lorsqu’il a déclaré pendant le débat aux Communes: «Ce que nous avons vu hier, c’est le maintien de l’ordre à son meilleur dans ce pays... On ne peut pas nous faire passer pour un État défaillant aux yeux du monde.»

L’aîné du parti, Ed Broadbent, qui était membre du caucus du NPD ayant voté contre l’invocation de la Loi sur les mesures de guerre par Pierre Elliott Trudeau en 1970, a donné son sceau d’approbation au soutien du parti au gouvernement libéral actuel et à son utilisation des pouvoirs d’urgence. «La Loi sur les mesures d’urgence n’est pas la Loi sur les mesures de guerre», a affirmé Broadbent, ajoutant: «La Charte des droits et libertés n’est pas suspendue. Il y a une surveillance parlementaire. Et la loi expirerait dans son application après 30 jours.»

Les médias «progressistes» ont eu du mal à contenir leur enthousiasme pour l’opération policière massive montée, en utilisant les pouvoirs d’urgence, contre l’occupation d’Ottawa. Soutenue sur le plan logistique par le Service canadien du renseignement de sécurité, elle a rassemblé des unités de police tactique de tout le pays et impliqué l’établissement d’une zone d’interdiction policière couvrant une grande partie du centre-ville d’Ottawa. Le titre d’un article du National Observer déclarait de manière approbatrice que les participants au Convoi avaient eu droit à «un retour à la réalité», tandis qu’un autre article félicitait la police d’être intervenue «calmement et avec force». Le Congrès du travail du Canada, la plus grande fédération syndicale du Canada, était si peu troublé par le recours aux pouvoirs d’urgence par le gouvernement qu’il n’en a fait aucune mention publique, y compris dans une déclaration du 15 février sur le Convoi intitulée «Les syndicats du Canada sont solidaires de ceux qui s’opposent à la haine».

Un dangereux précédent

Les travailleurs doivent rejeter cette complaisance et cette stupidité politique. Le gouvernement Trudeau a déployé la Loi sur les mesures d’urgence pour soutenir les intérêts géostratégiques prédateurs de l’impérialisme canadien et les profits des grandes entreprises, et non pour protéger les droits démocratiques et sociaux des travailleurs.

L’invocation de cette loi jamais utilisée auparavant et son approbation par la Chambre des communes marquent un virage majeur à droite au sein de la politique officielle. Elle brise un «tabou politique» sur l’utilisation des pouvoirs d’urgence et prépare le terrain pour une application plus impitoyable des intérêts impérialistes canadiens contre la classe ouvrière au pays et les rivaux géopolitiques d’Ottawa à l’étranger. Ce processus ne peut être arrêté que par la mobilisation politique indépendante de la classe ouvrière sur la base d’un programme socialiste.

Succédant à la draconienne Loi sur les mesures de guerre, la Loi sur les mesures d’urgence permet au gouvernement fédéral d’employer des mesures coercitives qui «pourraient ne pas être appropriées en temps normal». Lorsque la loi est en vigueur, le gouvernement fédéral est habilité à faire de nouvelles lois par décret et à étendre ses pouvoirs comme bon lui semble. Les seules conditions sont que le Parlement doit approuver rétroactivement l’invocation de la loi, qu’il peut abroger les pouvoirs d’urgence, en partie ou en totalité, que le gouvernement s’arroge, et que l’urgence doit expirer après 30 jours, sauf si sa prolongation est approuvée par le Parlement.

Pour mettre fin au convoi d’extrême droite, le gouvernement Trudeau s’est arrogé le pouvoir d’imposer des zones d’interdiction dans lesquelles les manifestations et les rassemblements sont interdits, les contrevenants étant passibles d’une arrestation immédiate; d’interdire la participation à des assemblées publiques jugées comme «allant au-delà de la protestation légale»; et d’ordonner aux institutions financières de geler les comptes de toute personne ou organisation identifiée comme responsable de l’urgence d’«ordre public». Le gouvernement fédéral s’est également donné le pouvoir de réquisitionner l’équipement et les autres ressources nécessaires pour mettre fin à la situation d’urgence, comme les dépanneuses pour dégager l’occupation d’Ottawa par l’extrême droite.

Toute personne ayant enfreint l’une de ces dispositions d’urgence est passible d’une amende pouvant aller jusqu’à 5000 $ et/ou d’une peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à cinq ans.

L’argument de Broadbent selon lequel l’adhésion à la Charte des droits et libertés sert de frein à ces pouvoirs extraordinaires est un mensonge. Premièrement, la toute première clause de la Charte stipule que tous les droits qu’elle contient sont soumis à des «limites raisonnables» déterminées par une «société libre et démocratique». Cela donne au gouvernement et aux institutions de l’État une grande marge de manœuvre pour limiter et bafouer les droits démocratiques, surtout en cas d’«urgence». Deuxièmement, toute détermination que le gouvernement a abusé de sa prérogative en vertu de la Loi sur les mesures d’urgencepour limiter et suspendre les droits démocratiques n’interviendrait que des années après les faits, après un long processus judiciaire qui culmine à la Cour suprême du Canada.

Les justifications politiques avancées par Trudeau et ses ministres pour invoquer la Loi sur les mesures d’urgence indiquent clairement qu’ils l’ont fait pour défendre la relation géostratégique et économique du Canada avec les États-Unis, pour maintenir l’autorité de l’État et pour s’assurer, pour reprendre les termes de la vice-première ministre Chrystia Freeland, que le Canada conserve sa réputation de lieu  «compétitif» pour les «investissements» et les «affaires».

Le décret publié dans la Gazette du Canada explique que la Loi sur les mesures d’urgence était nécessaire en raison de «la menace ou du recours à des actes de violence grave contre des personnes ou des biens, y compris des infrastructures essentielles, dans le but d’atteindre un objectif politique ou idéologique». Parmi les autres raisons invoquées, mentionnons «les effets néfastes sur l’économie canadienne qui se remet de l’impact de la pandémie», les «effets néfastes» sur «les relations du Canada avec ses partenaires commerciaux, y compris les États-Unis», «la rupture de la chaîne de distribution et la disponibilité des biens, des services et des ressources essentiels» et «la possibilité d’une augmentation du niveau d’agitation et de violence qui menacerait davantage la sécurité des Canadiens».

Il n’est pas difficile d’imaginer comment, lors d’une future grande grève des travailleurs industriels, des cris s’élèveront de la part des grandes entreprises pour demander la répression de l’État parce que les grévistes causent des «effets néfastes sur l’économie canadienne». Ou peut-être que les conservateurs et leurs partisans médiatiques de droite, qui ont frauduleusement dépeint l’occupation du centre-ville d’Ottawa par une foule d’extrême droite menaçant de renverser le gouvernement comme un mouvement défendant les «travailleurs ordinaires», exigeront une répression policière la prochaine fois qu’une manifestation populaire aura lieu contre le rôle de l’impérialisme canadien dans la campagne de guerre menée par les États-Unis contre la Russie, parce qu’elle constitue une menace pour «les relations du Canada avec ses partenaires commerciaux, y compris les États-Unis».

Parce que le NPD et les syndicats se sont ralliés au gouvernement Trudeau et à son recours aux pouvoirs d’urgence, la porte a été ouverte aux conservateurs et aux médias de droite pour se poser cyniquement en défenseurs des «libertés civiles» en s’opposant au recours aux pouvoirs d’urgence. Ainsi, des gens comme le Toronto Sun et la chef conservatrice intérimaire Candice Bergen – c’est-à-dire les mêmes forces qui ont encouragé le Convoi et fait de lui un mouvement extra-parlementaire d’extrême droite afin de pousser la politique très à droite – feignent maintenant de s’inquiéter des droits démocratiques.

Cela n’est pas moins absurde que l’affirmation de Trudeau et de ses apologistes «progressistes» selon laquelle le déploiement de la Loi sur les mesures d’urgence protégera la «démocratie». Les occupants d’Ottawa n’étaient pas engagés dans une protestation pacifique, mais plutôt dans un acte menaçant d’intimidation politique. Pendant 24 jours, ils ont assiégé le centre-ville d’Ottawa, faisant fi des restrictions anti-COVID et intimidant et terrorisant les résidents locaux. Les organisateurs et les dirigeants du Convoi ont publiquement déclaré que leur objectif était de renverser le gouvernement démocratiquement élu et de le remplacer par une junte autoritaire. Prétendre dans ces conditions que les travailleurs doivent s’opposer à la Loi sur les mesures d’urgence parce qu’ils ont l’obligation de défendre les «droits démocratiques» des militants d’extrême droite et des fascistes est absurde.

L’extrême droite et les «corps d’hommes armés» de l’État capitaliste

L’opposition de la classe ouvrière à la Loi sur les mesures d’urgence est nécessaire parce que l’histoire montre que chaque fois que les institutions de l’État capitaliste sont renforcées au nom de la lutte contre l’extrême droite et de la défense de la «démocratie», elles se retournent invariablement contre la classe ouvrière, et ce avec beaucoup plus de rapidité et de violence. De plus, les institutions mêmes qui sont censées défendre la «démocratie», la police, les agences de renseignement et l’armée, ont prouvé à maintes reprises qu’elles étaient un terrain fertile pour les forces d’extrême droite et fascistes qu’elles sont apparemment censées réprimer.

En juillet 2020, un réserviste militaire d’extrême droite qui était en service actif a tenté d’assassiner Trudeau à sa résidence officielle. Corey Hurren a dénoncé le premier ministre pour avoir tenté d’instaurer une «dictature communiste» dans une note découverte par la police après son arrestation alors qu’il était lourdement armé sur le terrain de Rideau Cottage, où réside Trudeau.

En décembre, un rapport de la National Security and Intelligence Review Agency, l’organisme de surveillance de l’État chargé de veiller à ce que les agences de renseignement ne violent pas la loi, a noté que les suprémacistes blancs et les néonazis au sein de l’armée canadienne constituent une «menace active de contre-espionnage» et que les autorités sont «limitées dans leur capacité» à identifier ces forces dans les rangs.

Alors que le Convoi approchait d’Ottawa, l’armée était si préoccupée par le soutien apporté à la foule d’extrême droite au sein de son unité d’élite des forces spéciales, la Force opérationnelle interarmées 2, qu’elle a fait circuler un code de conduite parmi ses membres pour leur rappeler leur obligation de rester «au-dessus de la mêlée du débat politique». Le 13 février, l’Ottawa Citizen a révélé que deux soldats de cette unité, chargée de missions antiterroristes et d’assurer la sécurité du premier ministre, faisaient l’objet d’une enquête pour avoir participé à l’occupation.

Quant à la GRC, qui est maintenant présentée par les politiciens de «gauche» et «progressistes» comme un élément clé de la «démocratie» et de la «primauté du droit», cette institution de répression sauvage de l’État – dont les origines remontent à la dépossession violente et sanglante de la population autochtone par le capitalisme canadien – a plus d’un siècle d’expérience dans l’infiltration et la répression des mouvements de gauche et des critiques du capitalisme canadien. Il y a tout juste trois mois, des agents de la GRC en Colombie-Britannique ont saisi illégalement deux journalistes qui documentaient l’assaut agressif de la police contre les manifestations de la Première Nation Wet’suwet’en et de ses partisans contre le gazoduc Coastal Gas Link. La photojournaliste Amber Bracken et le documentariste Michael Toledano ont été arrêtés par des officiers lourdement armés le 19 novembre 2021, lors d’une rafle violente qui a donné à Bracken l’impression d’être «kidnappée».

Tout au long de l’occupation d’Ottawa, la police a traité les occupants d’extrême droite avec des gants blancs. Que ce soit en raison du soutien apporté au Convoi par les commandants de police ou de la crainte que leurs agents hésitent à agir contre les occupants d’extrême droite, la police a évité de déployer la violence impitoyable et les méthodes de contrôle des émeutes qui sont omniprésentes lorsque des manifestants de gauche descendent dans la rue.

Les mêmes tendances sont évidentes au niveau international. En Allemagne, l’élite dirigeante a systématiquement érigé le parti néofasciste Alternative pour l’Allemagne en un important parti d’opposition. Les institutions étatiques allemandes, y compris l’armée, les services de renseignement et la police, sont infestées de réseaux d’extrême droite qui ont ouvertement planifié l’assassinat d’opposants politiques lors d’un «jour X». En France et en Espagne, des officiers supérieurs de l’armée se sont engagés dans des conspirations antidémocratiques, y compris des complots de coup d’État ouverts.

Aux États-Unis, la tentative de coup d’État fasciste de l’ex-président Donald Trump, le 6 janvier 2021, a bénéficié d’un fort soutien de sections importantes du Parti républicain, de vétérans de l’armée et de la police. La facilité avec laquelle les voyous d’extrême droite et fascistes ont pris le contrôle du Capitole, l’un des bâtiments les mieux gardés au monde, et ont presque pris en otage des membres du Congrès dans le cadre du complot mené par Trump depuis des mois pour annuler le résultat de l’élection présidentielle, montre que son coup de force autoritaire a été tacitement approuvé, voire activement soutenu, par des sections importantes de l’appareil de sécurité de l’État.

L’élite dirigeante du Canada s’oriente dans la même direction autoritaire. Ces dernières années, le gouvernement Trudeau et ses homologues provinciaux ont pratiquement interdit le droit de grève, du moins lorsque les travailleurs se trouvent en position de force. Au nom de la «guerre contre le terrorisme», les agences de renseignement ont reçu depuis 2001 de nouveaux pouvoirs considérables pour espionner et perturber les opposants politiques: des pouvoirs qui visent principalement à réprimer l’opposition sociale de la base. De nombreuses voix s’élèvent déjà pour demander que certains des pouvoirs invoqués par le gouvernement Trudeau pendant l’état d’urgence de dix jours du mois dernier, comme l’interdiction de manifester dans les environs des «infrastructures critiques», deviennent permanents.

La classe dirigeante considère que ses vastes pouvoirs répressifs d’État sont essentiels pour résister à l’opposition populaire croissante à des niveaux sans précédent d’inégalité sociale, à la course inconsidérée à la guerre et à la priorité donnée aux profits des sociétés sur la sauvegarde de la vie humaine pendant la pandémie de COVID-19.

La grande majorité des travailleurs pour qui les vues réactionnaires du convoi de la liberté d’extrême droite sont répugnantes ne doivent pas permettre que leur opposition à la violence politique fasciste soit enfermée dans le soutien au gouvernement Trudeau et à l’État capitaliste. Cela exige d’abord et avant tout un règlement de comptes politique avec le NPD et les syndicats, qui ont prouvé tout au long de l’occupation d’Ottawa par le Convoi qu’ils étaient les principaux obstacles à une réponse politique indépendante de la classe ouvrière au danger de la violence politique d’extrême droite et à la politique d’infection et de mort massive de l’élite dirigeante durant la pandémie.

Comme le souligne le Parti de l’égalité socialiste dans sa déclaration, «les travailleurs canadiens ont besoin d’un programme socialiste pour vaincre la menace de la violence politique d’extrême droite, mettre fin à la pandémie et s’opposer à la guerre»:

La lutte pour un programme socialiste et internationaliste au Canada nécessite une lutte sans relâche pour l’indépendance politique et organisationnelle de la classe ouvrière vis-à-vis du NPD pro-austérité, pro-guerre et des syndicats pro-capitalistes. L’affirmation selon laquelle les travailleurs doivent soutenir les partis «progressistes», c’est-à-dire les libéraux ou le NPD, pour arrêter les conservateurs de droite dure, a été utilisée pendant des décennies pour empêcher les travailleurs d’emprunter la voie de la lutte politique indépendante... (S)i l’alliance libérale/néo-démocrate/syndicale reste incontestée et donc capable d’étouffer l’opposition de la classe ouvrière, cela ne fera qu’enhardir davantage la réaction et ouvrir la voie à l’extrême droite pour exploiter la crise sociale qui s’aggrave afin de mobiliser le soutien des sections arriérées de la classe moyenne.

(Article paru en anglais le 1er mars 2022)

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