Nous publions ici la conférence donnée par David North, le président du
Comité de rédaction international du World Socialist Web Site, à
l'Université de Leipzig le 16 mars. North, qui est l'auteur de nombreux
articles sur l'histoire du mouvement socialiste, est l'auteur de In Defense
of Leon Trotsky (À la défense de Léon Trotsky), une défense de la vérité
historique et de l'héritage de Trotsky contre les falsifications contenues dans
la biographie de Trotsky de 2009 par l'auteur britannique Robert Service et
d'autres biographies pareillement tendancieuses publiées au cours des dernières
années sur Trotsky.
Je voudrais, tout d'abord, remercier le Partei für Soziale Gleichheit (Parti
de l'Égalité socialiste) de m'avoir invité à parler ce soir à Leipzig, qui est
un des centres historiques du mouvement des ouvriers socialistes allemands.
Dans les années précédant la Première Guerre mondiale, alors que la droite et
les tendances opportunistes dans le Parti social-démocrate (SPD) exerçaient une
influence toujours plus grande au sein du SPD, le Leipziger Volkszeitung
était le principal journal par lequel l'aile révolutionnaire du Parti, menée
par Rosa Luxemburg, défendait les principes du marxisme authentique. Deux
décennies plus tard, dans les années critiques précédant la prise du pouvoir
par les nazis en 1933, Leipzig était un centre important d'activité trotskyste
en Allemagne. Les trotskystes allemands étaient affiliés à l'Opposition de
gauche internationale qui avait été fondée par Trotsky pour lutter contre les
politiques désastreuses du régime stalinien en Union soviétique et dans le
monde entier. En 1931, Trotsky, qui avait été expulsé d'URSS et vivait sur
l'île turque de Prinkipo, déclarait que l'Allemagne était « la clé »
de la situation internationale. Le pouvoir grandissant du Parti nazi, prévenait
Trotsky, faisait peser une menace mortelle sur la classe ouvrière allemande,
soviétique et internationale. Il déclarait qu'une victoire nazie serait une
catastrophe d'une dimension sans précédent. Ce serait une terrible défaite pour
le mouvement socialiste le plus puissant d'Europe occidentale, et il s'ensuivrait
l'établissement d'une dictature barbare qui mettrait en mouvement une chaîne
d'événements qui conduirait à l'éclatement d'une deuxième guerre mondiale.
Et cependant, malgré les enjeux politiques colossaux, les deux partis de
masse de la classe ouvrière allemande, le Parti social-démocrate et le Parti
communiste (KPD), poursuivaient des politiques qui enlevaient tous les
obstacles à la victoire de Hitler. Le SPD, expliquait Trotsky, adhère
désespérément au corps pourrissant du régime de Weimar, se mettant sous la
dépendance de l'État bourgeois pour barrer le chemin du Parti nazi vers le
pouvoir. Le KPD, suivant les instructions qu'il recevait de Staline,
poursuivait la politique insensée du « social-fascisme ». Par cela,
le KPD signifiait qu'il n'existait aucune différence significative entre la
social-démocratie, un parti de masse de la classe ouvrière, et le NSDAP (les
nazis), le parti de masse de la petite bourgeoisie réactionnaire allemande. Sur
cette base, les chefs du KPD ont rejeté la demande de Trotsky d'un front uni
des deux partis de masse de la classe ouvrière contre le danger nazi.
Entre 1931 et 1933, Trotsky a cherché à réveiller les sections les plus
politiquement conscientes de la classe ouvrière allemande et de
l'intelligentsia socialiste quant au danger immense posé par le fascisme et de
la nécessité urgente d'une lutte unifiée du prolétariat pour prévenir une
victoire nazie. Les écrits de Trotsky sur le fascisme allemand se classent
parmi les plus grands travaux de littérature politique du XXe
siècle. Personne d'autre n'a écrit avec une telle prescience, précision et
passion sur les événements allemands et leurs implications historiques
mondiales.
Voici comment Trotsky a défini le fascisme dans sa brochure Comment
vaincre le fascisme, écrite en janvier 1932 :
« Le fascisme n'est pas seulement un système de représailles, de force
brute ou de terreur policière », écrivait Trotsky. « Le fascisme est
un système d'État particulier qui est fondé sur l'extirpation de tous les
éléments de la démocratie prolétarienne dans la société bourgeoise. La tâche du
fascisme n'est pas seulement d'écraser l'avant-garde communiste, mais aussi de
maintenir toute la classe dans une situation d'atomisation forcée. Pour cela,
il ne suffit pas d'exterminer physiquement la couche la plus révolutionnaire
des ouvriers. Il faut écraser toutes les organisations libres et indépendantes,
détruire toutes les bases d'appui du prolétariat et anéantir les résultats de
trois quarts de siècle de travail de la social-démocratie et des syndicats. Car
c'est sur ce travail qu'en dernière analyse s'appuie le Parti communiste.
Dans la même brochure, Trotsky a brillamment caractérisé la décadence
politique du SPD :
« Mais la déchéance de la social-démocratie ne s'arrêta pas là. La
crise actuelle du capitalisme agonisant a contraint la social-démocratie à
renoncer aux fruits d'une longue lutte économique et politique et à ramener les
ouvriers allemands au niveau de vie de leurs pères, de leurs grands-pères et
même de leurs arrière-grands-pères. Il n'y a pas de tableau historique plus
tragique et en même temps plus repoussant que le pourrissement pernicieux du
réformisme au milieu des débris de toutes ses conquêtes et de tous ses espoirs.
Le théâtre est à la recherche du modernisme. Qu'il mette donc en scène plus
souvent Les Tisserands de Hauptmann, la plus actuelle de toutes les pièces.
Mais que le directeur du théâtre n'oublie pas de réserver les premiers rangs
aux chefs de la social-démocratie. »
Rien de ce qui a été écrit au cours de cette période au sujet du fascisme
n'est comparable au travail produit par Trotsky. L'illustre journaliste Kurt
Tucholsky a exprimé sa stupeur que Trotsky, vivant en exil à plus de mille six
cents kilomètres de distance, ait compris la situation politique en Allemagne
plus clairement et profondément qu'aucun autre. Berthold Brecht, dans une
discussion avec Walter Benjamin et Emil Hesse-Burri, a remarqué que Trotsky
pourrait à juste titre être décrit comme le plus grand auteur européen de son
temps.
Mais les écrits de Trotsky et les activités des trotskistes en Allemagne ne
pouvaient pas empêcher les conséquences de la traîtrise du Parti
social-démocrate et du parti stalinien. Hitler a accédé au pouvoir en janvier
1933 et la tragédie prévue par Trotsky est survenue.
Plus de 30 ans plus tard, pendant la radicalisation politique des années
1960, les écrits de Trotsky devinrent une lecture essentielle pour les ouvriers
et les étudiants qui voulaient comprendre comment il avait été possible au
fascisme d'accéder au pouvoir en Allemagne. J'appartiens à une génération, née
après la Deuxième Guerre mondiale, qui a trouvé dans les écrits de Léon Trotsky
une analyse incomparable des causes politiques de la plus grande catastrophe du
XXe siècle. Les écrits de Trotsky ont expliqué que la victoire du
fascisme n'était pas inévitable. L'ascension de Hitler au pouvoir aurait pu
être prévenue. Le fascisme n'était ni le résultat irrésistible de la
« dialectique de l'Aufklärung », comme cela a été affirmé par Adorno
et Horkheimer, ni le résultat d'une sexualité réprimée, comme l'a soutenu
Wilhelm Reich. Le fascisme, la forme la plus barbare du règne de la
bourgeoisie, a accédé au pouvoir à la suite de l'échec et des traîtrises de la
direction politique de la classe ouvrière.
Les écrits de Trotsky sur l'Allemagne ne constituent qu'une partie de son
extraordinaire héritage politique. La défense de Trotsky contre les mensonges
et les distorsions, qui se poursuivent sans relâche plus de 70 ans après sa
mort, est nécessaire à cause de son rôle central dans l'histoire du siècle
passé. Tous les événements critiques des quatre premières décennies du XXe
siècle ont été reflétés dans le travail qu'il a mené au cours de sa vie. Il
était, aux côtés de Lénine, la figure la plus importante du mouvement révolutionnaire
russe, lequel a culminé avec la prise du pouvoir par les bolcheviks en octobre
1917. La perspective et le programme qui ont inspiré la Révolution d'Octobre
ont été fondés sur la théorie de Trotsky de la révolution permanente, qu'il a
développée après la Révolution russe de 1905. Durant la guerre civile qui a
suivi la Révolution d'Octobre 1917, Trotsky est devenu le chef de l'Armée
rouge. Sous sa direction, l'Union soviétique a été défendue contre les forces
contre-révolutionnaires, lesquelles étaient soutenues par toutes les
principales puissances impérialistes.
Trotsky a joué un rôle décisif dans la victoire et dans la défense de la
révolution socialiste en Russie. Mais sa place dans l'histoire est déterminée,
avant tout, par ses réalisations comme principal représentant et stratège de la
révolution socialiste mondiale. Dès 1905, Trotsky avait analysé la Révolution
russe comme faisant partie d'un processus révolutionnaire mondial. Plus tôt
qu'aucun autre, Trotsky avait prévu la possibilité que la classe ouvrière russe
accède au pouvoir par une révolution socialiste. Mais il a insisté sur le fait
que le destin du socialisme en Russie dépendait de la victoire de la classe
ouvrière dans les pays capitalistes avancés, avant tout en Europe et aux États-Unis.
La révolution socialiste, expliquait Trotsky, peut accomplir sa première
victoire dans une arène nationale. Mais sa survie n'est possible que dans la
mesure où la révolution se développe au-delà des frontières nationales dans
lesquelles elle a conquis le pouvoir. La victoire finale du socialisme est
accomplie avec le renversement du capitalisme à l'échelle mondiale.
En dernière analyse, la question politique centrale qui a sous-tendu le
conflit qui a éclaté à l'intérieur du Parti communiste russe au cours des
années 1920 était le rapport entre la construction du socialisme en Union
soviétique et le programme de la révolution socialiste mondiale qui avait formé
la base de la stratégie révolutionnaire du Parti bolchevik, sous la direction
de Lénine et de Trotsky, en 1917. En octobre 1923, la critique de Trotsky sur
la croissance de la bureaucratie dans le Parti bolchevique et l'État soviétique
a conduit à la formation de l'Opposition de gauche. Ce fut un mois critique non
seulement de l'histoire soviétique, mais aussi de l'histoire allemande. La
crise immense qui avait éclaté en Allemagne au printemps de 1923, avec
l'occupation française de la Ruhr, avait mené rapidement au développement d'une
situation révolutionnaire. Dans le contexte de l'hyperinflation et de la
désorientation du régime bourgeois, une opportunité sans précédent s'ouvrait
pour une insurrection révolutionnaire victorieuse de la classe ouvrière
allemande. Mais ce qui manquait, c'était une direction révolutionnaire
déterminée. Les préparatifs du Parti communiste allemand pour une insurrection
étaient désorganisés et indécis. Le Parti communiste soviétique, de plus en
plus dominé par les adversaires politiques de Trotsky à la direction du Parti,
donnait au KPD des conseils contradictoires. À la dernière minute, le KPD
annulait ses plans pour une insurrection nationale. Dans la confusion qui
suivit, des foyers insurrectionnels localisés étaient écrasés tandis que le
gouvernement bourgeois retrouvait son sang-froid. La classe ouvrière allemande
subissait un terrible coup dont elle ne devait jamais complètement se remettre
et qui mit en mouvement une chaîne d'événements qui facilitèrent la croissance
explosive du Parti nazi.
La défaite en Allemagne a renforcé les tendances bureaucratiques conservatrices
dans le Parti communiste soviétique. Tandis que la guerre civile arrivait à son
terme, la bureaucratie de l'État et du parti se développait rapidement. Elle
était composée de dizaines de milliers de fonctionnaires pour lesquels une
position dans l'appareil signifiait la sécurité personnelle et les privilèges.
Ces fonctionnaires ont formé la base sociale du pouvoir rapidement grandissant
de Staline comme secrétaire général du Parti communiste. Le
« secret » du pouvoir de Staline se trouvait dans son attention aux
intérêts matériels de la caste grandissante des bureaucrates, qui en sont venus
à identifier leurs propres intérêts à ceux de l'Union soviétique en tant
qu'État national, plutôt que comme le nouveau centre de la révolution
socialiste mondiale. L'orientation de plus en plus nationaliste et
conservatrice de la bureaucratie a trouvé son expression quand Staline a
dévoilé en 1924 le programme du « socialisme dans un seul pays ».
Ce programme légitimait, théoriquement, politiquement et pratiquement, la
séparation du développement du socialisme en URSS de la cause de la révolution
socialiste internationale. Il cautionnait la subordination des intérêts de la
classe ouvrière internationale aux intérêts nationaux de la bureaucratie
dirigeante en Union soviétique. Cette séparation mena rapidement à des attaques
virulentes contre la théorie de la révolution permanente de Trotsky.
L'insistance avec laquelle Trotsky soulignait que le destin du socialisme en
URSS dépendait de la victoire de la classe ouvrière au-delà de ses frontières
est devenue l'anathème pour les bureaucrates soviétiques qui étaient
préoccupés, avant tout, de leurs propres revenus et privilèges. Comme Trotsky
l'écrivit plus tard dans son autobiographie, les attaques contre la révolution permanente
ont été motivées par les préoccupations égoïstes de la bureaucratie. « Pas
tout pour la révolution mondiale », pensait le petit fonctionnaire
soviétique tout en dénonçant Trotsky et le programme de révolution permanente.
« Quelque chose pour moi aussi. »
Rien n'est historiquement plus absurde et politiquement insoutenable que
l'affirmation que le conflit entre Staline et Trotsky était simplement une
lutte subjective entre deux individus pour le pouvoir personnel. La lutte qui a
éclaté à l'intérieur du Parti communiste soviétique dans le milieu les années
1920 se déroulait entre deux programmes opposés et irréconciliables, le pseudo
socialisme nationaliste de la bureaucratie soviétique menée par Staline contre
l'internationalisme socialiste de l'Opposition de gauche menée par Trotsky. Le
résultat de cette lutte devait déterminer le destin de la révolution socialiste
au XXe siècle et, finalement, celui de l'Union soviétique même.
Le changement du programme du Parti communiste soviétique ne s'est pas réalisé
facilement. Les idées et les idéaux de l'internationalisme socialiste étaient
profondément enracinés dans la classe ouvrière soviétique. De plus, Trotsky
occupait dans les esprits des ouvriers soviétiques avancés, ainsi que parmi les
socialistes à travers le monde entier, une position de respect et de prestige
égalée seulement par Lénine. Par contre, quand la lutte de faction a commencé
au début des années 1920, Staline était pratiquement inconnu. Pour que Staline
et ses alliés dans le Parti et la bureaucratie d'État puissent abandonner le
programme internationaliste révolutionnaire, il était nécessaire de détruire
l'influence politique de Trotsky. Mais cela ne pouvait pas être accompli sans
réécrire l'histoire avec le but de nier le rôle prééminent de Trotsky dans la
victoire de la Révolution d'Octobre. C'est là que l'on trouve les origines et
la source politique de la campagne de falsification historique qui a commencé
en 1923.
Il n'est pas possible, dans le temps dont nous disposons ce soir, de localiser,
avec le niveau de détail nécessaire, tous les stades de ce processus insidieux
de falsification. Les mensonges ont commencé par la distorsion de vieilles
disputes de faction dans le mouvement révolutionnaire d'avant 1917. Cela s'est
développé au travers de la déformation de citations, par des citations
sélectives et des interprétations erronées de documents. Avec une vitesse
étonnante, une image entièrement nouvelle et grotesque a été attachée au nom de
Trotsky dans la presse soviétique. Les diffamations contre Trotsky et ses
nombreux soutiens ont préparé le terrain à son expulsion et à son exil. Trotsky
a été déporté d'URSS en janvier 1929. En 1932, il a été officiellement privé de
la citoyenneté. En Union soviétique, le mouvement trotskyste a été en butte à
une répression de plus en plus violente. La guerre de la bureaucratie contre le
trotskysme préparait une campagne de génocide politique dirigée contre tous les
représentants du programme et de la culture du socialisme international dans la
classe ouvrière soviétique et l'intelligentsia marxiste.
Les trois procès anti-trotskystes, tenus à Moscou entre août 1936 et mars
1938, ont marqué le point culminant du processus impitoyable de falsification
historique qui avait commencé en 1923. Au cours de ces procès, les principaux
chefs du Parti bolchevik ont été accusés de préparer une campagne de terreur
contre Staline, de commettre des actes de sabotage en URSS et de trahison au
profit des régimes fascistes d'Allemagne et du Japon. Tous les accusés, de vieux
révolutionnaires qui avaient consacré leur vie adulte entière à la cause du
socialisme, confessèrent avoir commis les crimes les plus horribles. Mais à
part leurs confessions, l'instruction n'a pas produit le moindre élément de
preuve matérielle pour soutenir ses accusations.
Comme cela a été établi depuis longtemps, les confessions ont été arrachées
aux accusés par la torture physique et psychologique et les menaces contre
leurs familles. Staline s'est assuré la coopération des accusés par des
promesses cyniques et vides d'épargner leur vie et celles de leurs proches
s'ils jouaient le rôle qui leur était alloué dans le terrifiant spectacle monté
à Moscou.
Bien des années plus tard, au début des années 1990, j'ai parlé à la fille
de Mikhail Boguslavsky, un accusé au deuxième procès, qui s'est tenu en janvier
1937. Rebecca Boguslavskaya se souvenait lorsqu'elle était allée voir son père
à la prison de la Loubianka à Moscou plusieurs semaines avant que le procès
n'ait commencé. Mikhail Boguslavsky ressemblait à un spectre, il était émacié
avec de profonds cernes noirs autour des yeux. Il souffrait physiquement et
bougeait péniblement sur sa chaise. Rebecca s'est rendu compte que son père
avait été sévèrement battu et qu'il lui était difficile d'appuyer le poids de
son corps sur le siège. Boguslavsky a regardé sa fille et a eu ce cri de
désespoir : « vous devez m'abandonner. Vous devez oublier que j'ai jamais
vécu. » Rebecca a répondu, « Père, je ne vous abandonnerai
jamais. »
Au cours du procès lui-même, Boguslavsky allait un peu mieux. Il avait été
nourri par ses geôliers et Rebecca a supposé que des médicaments lui avaient
été administrés pour améliorer son apparence. Mais dans les heures qui
suivirent la conclusion du procès, Boguslavsky a été fusillé. Quant à Rebecca,
elle a été arrêtée peu après et elle a passé presque deux décennies dans un
bagne sibérien. Elle est morte en 1992 à l'âge de 79 ans.
Quand le premier des procès de Moscou a été organisé en août 1936, Trotsky
vivait en Norvège. Pour empêcher Trotsky de répondre aux chefs d'accusation
invraisemblables qui étaient portés contre lui à Moscou, le gouvernement
norvégien, contrôlé par le Parti social-démocrate, a placé Trotsky et sa femme,
Natalia Sedova, sous assignation à résidence. En décembre 1936, Trotsky a été
déporté de Norvège et placé sur un cargo à destination du Mexique.
Au Mexique, Trotsky a finalement été en mesure de répondre publiquement aux
accusations du régime stalinien. Il a dénoncé les procès comme étant une
machination politique et a demandé l'organisation d'un « contre-procès
international » afin de révéler qui étaient les « vrais criminels qui
se cachent derrière la cape de l'accusateur ».
Il faut se rappeler qu'en Europe et aux États-Unis, des sections importantes
de partisans « de gauche » de l'alliance dite du « Front
populaire » entre les libéraux bourgeois et les partis staliniens étaient
prêtes à accepter sans objection les accusations lancées contre les prévenus de
Moscou. Ils se sont opposés avec acharnement à la demande de Trotsky d'établir
une commission d'enquête indépendante sur les procès de Moscou, craignant que
la divulgation des mensonges du Kremlin ne sape le front populiste
libéral-stalinien contre le fascisme, comme si la lutte contre le fascisme
pouvait être servie par le meurtre légalisé de révolutionnaires.
Malgré l'opposition des libéraux et des staliniens, une Commission d'enquête
sur les procès a été créée au printemps de 1937, présidée par le plus grand
philosophe américain vivant, John Dewey. La Commission s'est rendue au Mexique
en avril, où durant plus d'une semaine elle a questionné Trotsky sur toutes les
questions rattachées aux accusations portées contre lui. Le témoignage de
Trotsky s'est composé d'une défense de ses activités et de ses idées au cours d'une
période qui s'est étendue sur 40 ans, en commençant par son entrée dans la
politique révolutionnaire alors qu'il était un jeune homme de 17 ans en 1897.
Le point culminant du travail de la Commission au Mexique fut, sans aucun
doute, le discours de clôture de Trotsky. Il a parlé pendant 4 ½ heures en
anglais. Je ne parle pas seulement comme un partisan du trotskysme quand je
déclare que ce discours solennel se classe parmi les plus grands de l'histoire
mondiale. Dans l'un des nombreux passages remarquables qu'on trouve dans le
texte, Trotsky a expliqué les origines et la signification des mensonges sur
lesquels les Procès de Moscou ont été fondés. Les mensonges du régime
soviétique n'étaient pas simplement le produit de la personnalité pathologique
de Staline. En fait, ils s'enracinaient dans les intérêts matériels de la
bureaucratie dont Staline était le représentant en chef :
« On ne peut comprendre les actes de Staline qu'en commençant par
étudier les conditions d'existence de la nouvelle strate privilégiée, avide de
pouvoir, avide de confort matériel, craintive pour sa situation, redoutant les
masses et détestant mortellement toute forme d'opposition.
« La position d'une bureaucratie privilégiée dans une société que cette
bureaucratie elle-même appelle socialiste n'est pas seulement contradictoire,
mais aussi fausse. D'autant plus précipité est le saut par lequel on s'est
éloigné du renversement d'Octobre qui avait mis à bas toute la contrevérité
sociale, jusqu'à la situation présente, dans laquelle une caste de parvenus
doit dissimuler ses ulcères sociaux, d'autant plus brutaux doivent être les
mensonges thermidoriens. En conséquence, il ne s'agit pas simplement de la
dépravation individuelle de telle ou telle personne, mais de la corruption liée
à la position même qu'occupe un groupe social tout entier pour qui les
mensonges sont devenus une nécessité politique vitale. »
Ici se trouve la clé pour la compréhension, non seulement des mensonges des
Procès de Moscou, mais, plus généralement, la signification de toutes les
falsifications historiques. Il y a une phrase bien connue : « si les
axiomes géométriques empiétaient sur des intérêts matériels, on tenterait de
les réfuter ». De la même façon, dans la mesure où la classe dirigeante
voit dans les faits historiques une menace à la légitimité de sa position
dominante dans la société, elle doit recourir aux distorsions et aux
falsifications les plus grossières. La bureaucratie stalinienne a recouru à des
mensonges éhontés et monstrueux pour recouvrir sa traîtrise des principes de la
Révolution d'Octobre et pour dissimuler la contradiction toujours plus
flagrante entre les buts réels du socialisme et la défense de ses propres
intérêts matériels en tant que caste privilégiée.
Une compréhension de la signification objective et de la fonction sociale de
la falsification historique nous permet de répondre à une question extrêmement
importante : comment se fait-il que nous demeurions tenus de nous occuper
des mensonges sur le rôle historique de Léon Trotsky? Soixante-quinze ans se
sont écoulés depuis que la Commission Dewey a conclu son travail avec une
déclaration sans équivoque selon laquelle Trotsky était innocent de toutes les
accusations portées contre lui et que les Procès de Moscou étaient une
machination. Cinquante-six ans ont passé depuis que le premier ministre
soviétique Nikita Khrouchtchev, dans son fameux « discours secret »
de février 1956 devant le XXe Congrès du Parti communiste, a dénoncé
Staline comme un criminel et quasiment admis que les Procès de Moscou avaient
été fondés sur des mensonges. Vingt ans ont passé depuis la dissolution de
l'Union soviétique, un événement qui a justifié la lutte de vie ou de mort de
Trotsky contre la bureaucratie stalinienne. Il a justifié sa lutte contre le
stalinisme comme une nécessité politique pour que l'Union soviétique soit
sauvée de la destruction par le régime bureaucratique.
Il semble évident que Trotsky est une figure historique
majeure. Même après avoir perdu le pouvoir, il a continué à exercer une
influence immense à travers ses écrits. Pas même son assassinat en août 1940 ne
pouvait libérer la bureaucratie du spectre du trotskysme international. La
publication d'une biographie en trois volumes par Isaac Deutscher a conduit à
un regain d'intérêt envers Trotsky dans le monde entier. Une mesure de la peur
perpétuelle nourrie à l'égard de Trotsky par la bureaucratie soviétique est le
fait que de tous les révolutionnaires bolcheviks assassinés par le régime
stalinien, Trotsky est le seul a n'avoir jamais été officiellement réhabilité.
Il faut s'attendre à ce que Trotsky reste, étant donné la nature de ses
objectifs politiques, un personnage intensément controversé. Mais peut-il y
avoir le moindre doute que ses activités et ses idées méritent l'étude
intellectuelle la plus sérieuse qui soit? Or, non seulement cela n'est pas
arrivé, mais bien au contraire, nous avons assisté au cours de la dernière
décennie à un renouvellement et à une intensification de la campagne de
mensonges. Il est nécessaire de révéler et d'expliquer les nécessités
politiques et sociales qui motivent cette falsification implacable d'à peu près
tous les aspects de sa vie.
Je pense que la campagne contre Trotsky puise sa dynamique dans deux
facteurs interreliés de caractère historique et politique. Voyons tout d'abord
le facteur historique. L'effondrement des régimes staliniens en Europe de l'Est
et la dissolution de l'URSS ont donné lieu à une explosion de triomphalisme
bourgeois. Avant 1989, les seules prévisions que les régimes staliniens se dirigeaient
vers un naufrage ne pouvaient se trouver que dans les publications trotskystes.
Pas le moindre éminent historien ou journaliste bourgeois n'avait prévu la
dissolution des régimes d'Europe de l'Est et soviétique. Mais dès que ces
régimes se sont effondrés, les politiciens, les universitaires et les
journalistes bourgeois ont proclamé que leur effondrement était inévitable. La
dissolution de l'URSS en 1991 avait « prouvé » que la Révolution
d'Octobre 1917 était condamnée à l'échec dès le début. Ainsi selon eux, dès le
départ, la révolution socialiste de 1917 ne pouvait aller que dans une seule
direction : à la restauration du capitalisme. Que ce processus se soit
déroulé sur une période couvrant près de trois quarts de siècle ne remettait
pas en cause l'inéluctabilité de la conclusion. Selon eux, aucun autre cours de
développement n'était possible. Le régime stalinien n'était pas la trahison de
la Révolution d'Octobre, mais bien l'inévitable impasse historique créée par
les événements de 1917, et à partir de laquelle la seule issue était la
restauration du capitalisme.
Cette interprétation mécanique de l'histoire soviétique exigeait une
négation de la possibilité même d'une évolution différente, non-totalitaire et
socialiste, de l'URSS. Aucune autre voie de développement ne devait être prise
au sérieux. Cette position a déterminé le traitement de Trotsky. La lutte qu'il
a menée contre le stalinisme devait être réduite au minimum, pour ne pas dire
même être totalement ignorée. En aucun cas ne devait-il être présenté comme une
alternative viable à Staline.
Mais au tournant du nouveau siècle, les questions
historiques qui exigeaient le refus de l'importance des positions de Trotsky
comme une alternative au stalinisme ont été aggravées par de nouvelles inquiétudes
politiques. Le triomphalisme manifesté lors de la dissolution de l'URSS avait
déjà commencé à se dissiper alors que le XXe siècle tirait à sa fin.
Les chocs économiques qui ont commencé avec la crise asiatique de 1998 ont
démontré de façon trop évidente que la fin de l'URSS n'avait pas guéri le
capitalisme de ses malaises profondément enracinés. Les conditions de vie de
larges couches de la classe ouvrière n'ont cessé de se dégrader au cours de la
dernière décennie du XXe siècle, avant même le krach de 2008, et
elles ont continué d'empirer au cours de la première décennie du XXIe
siècle. Dans ce contexte de détérioration des conditions économiques, le
militarisme de plus en plus effréné des élites impérialistes -
institutionnalisé dans la foulée des événements du 11 septembre 2001 sous
l'égide de la « guerre contre la terreur » - a régulièrement
suscité une opposition populaire croissante. Avec à l'arrière-plan des tensions
sociales devenant de plus en plus palpables, des stratèges bourgeois tels
Zbigniew Brzezinski, ont commencé à s'alarmer des conséquences potentiellement
révolutionnaires d'une croissance rapide d'une population mondiale constituée
de jeunes gens instruits, mais mécontents d'être dans l'impossibilité de se
trouver un emploi décent et une sécurité économique.
Dans ces conditions incertaines, la bourgeoisie a rappelé l'atmosphère
politique des années 1960, lorsque les écrits de Trotsky, qui avaient été
supprimés pendant des décennies, sont soudainement devenus un matériel de
lecture essentiel pour la jeunesse radicalisée. Dans l'environnement économique
beaucoup plus incertain du nouveau siècle, alors que tant les travailleurs que
les jeunes commencent à chercher des alternatives au capitalisme, n'y a-t-il
pas un danger que Trotsky puisse à nouveau donner une orientation théorique et
politique et être source d'inspiration pour une nouvelle génération embrassant
la lutte révolutionnaire? Après tout, se questionnaient les gardiens
universitaires des intérêts bourgeois, combien de livres maudits de Trotsky
sont encore en impression? Des ouvres telles que L'Histoire de la Révolution
russe, La Révolution trahie, et, le pire de tous, l'autobiographie
passionnante de Trotsky, Ma Vie. Qu'est-ce qui pourrait être fait pour
contrer les écrits révolutionnaires des chefs-d'ouvre littéraires de Trotsky?
La nouvelle ère de la guerre préventive a produit un nouveau genre
littéraire : la biographie préventive! En l'espace d'un peu plus de cinq
ans, pas moins de trois de ces biographies préventives de Trotsky ont été
publiées. La première biographie, par le professeur Ian Thatcher, a été publiée
en 2003. Celle du professeur Geoffrey Swain a été publiée en 2006. J'ai écrit
une longue réponse à ces deux livres publiée en 2007. J'ai exposé en détail les
falsifications grossières, fondées en grande partie sur les anciens mensonges
concoctés par les staliniens, et qui ont été colportées par ces deux historiens
britanniques. Quel que soit l'espoir que j'aie entretenu d'avoir réduit au
silence la croisade anti-Trotsky de l'establishment universitaire britannique,
celui-ci a été vite déçu. La biographie écrite par Robert Service est apparue
en 2009.
Ainsi, je me suis trouvé obligé d'écrire une réfutation détaillée d'un autre
volume visant à discréditer Trotsky. Avec mon analyse antérieure des
biographies écrites par Thatcher et Swain, de même que deux autres courts
essais dans lesquels j'ai cherché à expliquer la pertinence contemporaine de
l'ouvre de Trotsky, la critique de Service a été publiée dans un volume
intitulé In Defense of Leon Trotsky. Il n'est pas nécessaire pour moi
de repasser en détail ma réfutation des travaux de Thatcher, Swain et Service.
Je crois que la qualité et l'intégrité de mes efforts ont été confirmées par
l'examen approfondi écrit par l'historien Bertrand Patenaude et publié en juin
dans l'American Historical Review. Le professeur Patenaude a approuvé
sans ambiguïté ma description de la biographie de Service comme du
« travail servile contre commande rémunérée ». En outre, je me
réjouis de la lettre ouverte à la maison d'édition Suhrkamp, écrite par 14
éminents historiens européens approuvant ma dénonciation du livre de Service et
s'opposant à la publication d'une édition en langue allemande. Que 14
historiens exceptionnels se sentent obligés de protester contre la publication
du livre de Service témoigne de façon décisive du caractère tout à fait
déplorable du travail de Service.
On aurait pu croire qu'une lettre ouverte de 14 éminents historiens aurait
tellement discrédité Robert Service qu'aucun historien sérieux ne serait
intervenu en sa faveur. Après tout, l'accusation principale contre la
biographie de Service est qu'elle viole les normes les plus élémentaires de
l'érudition. Son ouvrage comprend de nombreuses erreurs factuelles. Service avance
des arguments qui manquent de tout fondement documentaire. Il attribue à
Trotsky des opinions et des positions que ce dernier ne détenait pas, y compris
celles qui sont l'exact opposé de ce que Trotsky a effectivement écrit. En
outre, les historiens sont d'accord avec mes objections quant au traitement de
l'ascendance juive de Trotsky par Service d'une façon qui tend à légitimer les
stéréotypes antisémites et les calomnies fréquemment utilisés contre lui.
L'éditeur Suhrkamp n'a pas répondu aux historiens, mais a
néanmoins retardé la publication du livre de Service, et retenu les services
d'un « expert extérieur » pour examiner la biographie et corriger les
erreurs factuelles les plus flagrantes. Suhrkamp tente ainsi de sauver ce qu'il
peut d'une édition catastrophique en procédant avec l'équivalent littéraire
d'une chirurgie plastique. Mais la nature insoluble du problème que l'éditeur
confronte transpire dans l'introduction de la promotion du livre de Service
affichée sur le site Web de Suhrkamp. Suhrkamp fait référence à « l'homme
né en 1879 en Ukraine méridionale sous le nom de Lev Davidovitch
Bronstein ». Mais cette présentation contredit déjà une affirmation de
Service qui prétend que le vrai prénom de Trotsky était Leiba, et qu'il a été
connu sous ce nom yiddish pendant toute sa jeunesse. Pendant les 40 premières
pages de l'édition en langue anglaise de sa biographie, Service renvoie au
jeune Trotsky seulement sous le nom de « Leiba ». L'auteur fait
valoir ensuite que ce ne fut qu'après l'âge de dix-huit ans que le jeune
Bronstein a décidé de prendre le nom de Lëva, afin d'avoir un nom à consonance
russe comme ses camarades du mouvement révolutionnaire. Afin de souligner
l'importance du changement de prénom par Trotsky, Service écrit :
« Sémantiquement cela n'avait rien à voir avec le nom yiddish
Leiba... »
Comme j'ai déjà expliqué en détail, toute cette histoire est une pure
invention de Service. Le prénom de Trotsky était bel et bien Lev, et il a été
connu sous ce nom (ou son diminutif Lyova) depuis sa plus tendre enfance.
Toutefois, l'attribution erronée du nom Leiba au jeune Trotsky joue un rôle
central dans la biographie de Service. Tout d'abord, elle sert à accentuer
l'identité juive de Trotsky d'une façon similaire à celle fréquemment utilisée
par ses adversaires antisémites. Deuxièmement, Service soutient que Trotsky
s'efforçait de cacher son vrai prénom, et que c'est là non seulement un exemple
de ses efforts récurrents de cacher ses origines juives, mais aussi l'une des
importantes inexactitudes que Service affirme avoir découvertes dans
l'autobiographie de Trotsky.
Il semble que l'attribution erronée par Service du nom de Leiba au jeune
Trotsky sera corrigée par l'expert engagé par Suhrkamp. On se retrouvera ainsi
avec un paradoxe littéraire intéressant. Le sujet même de la biographie de
Service sera né avec un nom dans l'édition anglaise et un autre dans l'édition
allemande!
Le site Web de Suhrkamp annonce que la biographie de Service
sera publiée en juillet. Mais la lettre ouverte des 14 historiens et le long
retard dans la publication du livre ont provoqué l'alarme dans les milieux de
droite et parmi une couche d'historiens anti-marxistes. Le journal d'extrême
droite Junge Freiheit s'est porté à la défense de Service, faisant
l'éloge de son travail qui répudie la moindre représentation sympathique de
Trotsky. Le journal fait l'éloge de la remarque de Service lors du lancement de
son livre à Londres : « Si le pic à glace n'a pas tout à fait réussi
à le tuer, j'espère que j'aurai réussi », qualifiant ces dires
d'« observation intéressante ».
On ne peut s'étonner de la défense de Service dans les pages du Junge
Freiheit. Mais d'un plus grand intérêt sont les deux articles appuyant
Service qui sont parus dans les pages de la Neue Zürcher Zeitung. Leur
auteur est le professeur Ulrich M. Schmid Ph.D., qui enseigne à l'Université de
St-Gall et qui a beaucoup écrit sur les questions relatives à l'histoire, la
philosophie, la littérature et la culture. Son curriculum vitae, publié sur le
site Web de l'université, dresse la liste de plus de 600 articles - un nombre
pour le moins impressionnant. Ses essais apparaissent fréquemment dans la Neue
Zürcher Zeitung.
Le premier article a été publié dans la Neue Zürcher Zeitung le 28
décembre 2011. Au titre un peu prévisible de « Pas d'alternative à
Staline », l'auteur commence par y déplorer que Trotsky a été considéré
par la génération des soixante-huitards comme une alternative viable à Staline
:
« Si, après la mort de Lénine cela n'avait pas été
Staline, mais plutôt Trotsky qui avait pris la direction de l'Union soviétique
- ainsi va l'argument - alors l'expérience d'une forme socialiste de la société
n'aurait pas abouti à une dictature inhumaine.
« Beaucoup de socialistes occidentaux se sont laissés aveugler par l'éclat
intellectuel de Trotsky et ont conclu trop vite que l'hostilité de Trotsky
envers Staline a été motivée par l'idéal du socialisme à visage humain. »
Empruntant l'approche de Service, Schmid tente de réfuter ce
point de vue favorable de Trotsky en le décrivant comme une sorte de monstre,
capable des pires abominations. Il écrit :
« Dès le début de sa carrière à titre de commissaire à la guerre, Trotsky
a démontré sa monstruosité absolue. Il a obtenu l'obéissance des officiers
tsaristes en prenant leurs familles en otages. »
Quand on lit ces dénonciations furieuses des gestes de Trotsky en tant que
commandant militaire, on pourrait presque croire que, avant l'apparition de
Trotsky sur la scène de l'histoire, les guerres civiles étaient des affaires
non violentes et sans effusion de sang, dans lesquelles les parties opposées se
traitaient les unes les autres avec une affection mutuelle et une gentillesse
immaculée. Et pourtant, comme nous le savons tous, l'histoire est bien
différente. Mais bon, Schmid préfère éviter de placer les actions de Trotsky
dans un contexte historique plus large qui pourrait expliquer, et même
justifier ses gestes.
Entre 1918 et 1921, Trotsky défendait le régime soviétique contre les forces
de la contre-révolution, et il comprenait très bien quelles seraient les
conséquences probables d'une défaite bolchevique. Il appartenait à une
génération de révolutionnaires pour qui les événements qui ont suivi la
répression de la Commune de Paris en mai 1871 faisaient toujours partie de la mémoire
vivante. Dans la semaine qui a suivi la défaite de la Commune, la Garde
nationale victorieuse, commandée par le régime bourgeois, a fusillé entre
30 000 et 50 000 travailleurs. Adolphe Thiers, président du régime
bourgeois, a dit des communards : « Le sol est jonché de leurs
cadavres ; ce spectacle affreux servira de leçon ».
Mais Trotsky n'avait pas besoin de l'exemple de la Commune de Paris pour lui
faire entrevoir ce qui attendait le régime bolchevique et la classe ouvrière
soviétique advenant la victoire de la contre-révolution. Les bolcheviks et les
masses ouvrières et paysannes se souvenaient très bien du bain de sang qui
avait suivi la défaite de la révolution de 1905. Le régime tsariste avait alors
envoyé son armée en expéditions punitives contre les villes et les villages où
la population avait manifesté son soutien à la révolution. Des dizaines de
milliers de personnes ont alors été assassinées de sang-froid par les troupes
tsaristes dans les villes et les villages qui ont été détruits.
Schmid, tout comme Service, omet de noter un autre fait loin d'être
insignifiant : la Révolution d'Octobre a eu lieu dans le contexte de la
Première Guerre mondiale, qui avait commencé à l'été 1914. Lorsque les
bolcheviks sont arrivés au pouvoir, environ 1,7 million de soldats russes
avaient déjà été tués dans ce bain de sang insensé. Des millions d'autres
personnes avaient trouvé la mort sur les divers fronts de la Première Guerre
mondiale, un conflit qui, selon les mots d'un historien, a « produit la
dévastation culturelle et le meurtre de masse les plus vastes qui soient en
Europe depuis la guerre de Trente Ans ». La violence de la Révolution
russe a été déterminée dans une mesure non négligeable par les conditions
socio-économiques effroyables créées par la participation de la Russie dans la
Première Guerre mondiale. Dans son livre The Dynamic of Destruction:
Culture and Mass Killing in the First World War, l'historien Alan Kramer
(l'auteur de la phrase citée ci-dessus) a écrit :
«...Dire que la Révolution russe d'Octobre 1917 et la nature de l'Union
soviétique ont été profondément affectées par l'expérience de la Russie dans la
guerre serait un euphémisme : ce fut une suite catastrophique de sept
années de guerre, de bouleversements politiques et de guerre civile, tous des
événements qui ont façonné la culture politique du régime bolchevique pour les
décennies qui ont suivies. »
Déterminé à discréditer Trotsky pour des raisons morales, Schmid offre
d'autres exemples des prétendues « monstruosités » de Trotsky et
écrit :
« Lorsqu'une unité de l'Armée rouge bat en retraite
devant l'ennemi sur le front de Kazan en 1918, Trotsky ordonne de fusiller
sommairement le commandant et 40 de ses soldats, puis de jeter les cadavres
dans la Volga. »
Il est vrai que Trotsky a, à un moment critique où le sort de l'Armée rouge
nouvellement organisée était en jeu, ordonné l'exécution de déserteurs. Trotsky
a pris cette mesure extrême afin de maintenir la discipline, et il a relaté ce
fait dans son autobiographie. Dans le contexte de la guerre, les actions de
Trotsky étaient justifiées. Comme Schmid sait pertinemment bien, la peine de
mort a été employée contre les déserteurs dans les armées allemandes,
françaises et britanniques durant la Première Guerre mondiale. Mais peut-être parce
qu'il doute de l'efficacité de sa condamnation de Trotsky pour son utilisation
de la peine de mort, il y ajoute un détail étrange et inquiétant : Trotsky
aurait ordonné que les cadavres des déserteurs exécutés soient jetés dans la
Volga.
Cette déclaration évoque dans l'esprit du lecteur une image effrayante.
Trotsky non seulement fait fusiller les déserteurs, mais il leur refuse en plus
une sépulture décente. Il a fait jeter leurs cadavres dans un fleuve! Je n'ai
jamais vu la moindre trace de ce détail macabre avant. Quelle est la preuve
documentaire sur laquelle Schmid fonde cette allégation? Le professeur Schmid
devrait nous faire savoir où il a découvert ce présumé acte inhumain.
Schmid cite d'autres accusations bien connues de présumés actes de cruauté
menés par Trotsky, telle la répression de l'insurrection de Cronstadt en 1921.
Une fois de plus, ces événements sont présentés sans références, et font fi de
la moindre analyse sérieuse du contexte politique et historique dans lequel ils
se sont produits. Cette forme de présentation ne contribue en rien à la
compréhension des événements, ou du rôle que Trotsky y a joué. Leur seul but
est la promotion de l'ordre du jour anticommuniste politiquement motivé de
Schmid. Dans le dernier paragraphe de son premier article, Schmid se lamente à
nouveau :
« Bien qu'il ne peut subsister de doutes à propos des penchants
dictatoriaux de Trotsky, il reste encore des
« communistes nostalgiques » qui souhaitent le considérer comme
ayant été martyrisé par une conspiration orchestrée par Staline et le
capitalisme mondial. L'hypothèse absurde d'une telle alliance ne fait que
souligner combien ces auteurs sont éloignés du bon sens commun. »
Or cette hypothèse prétendument absurde est étayée par le fait que Trotsky
et ses partisans ont été persécutés en même temps par les staliniens, les
fascistes et les gouvernements démocratiques bourgeois. Après son expulsion de
l'URSS, Trotsky s'est en effet vu refusé l'asile par les gouvernements
britannique et allemand. Il a ensuite été autorisé à entrer en France, mais
uniquement après avoir accepté des restrictions sévères, non seulement en ce
qui a trait à ses activités politiques, mais aussi à ses déplacements à
l'intérieur du pays. En 1936, comme je l'ai déjà mentionné, le gouvernement norvégien
a placé Trotsky en isolement afin de l'empêcher d'exposer publiquement les
procès truqués de Moscou. L'important appui des procès de Moscou parmi les
bourgeois libéraux d'Europe et des États-Unis provenait de leur alliance
politique avec les partis staliniens, qui formaient la base du mouvement du
« Front populaire » des années 1930. En se moquant de ceux qui
écrivent qu'il y avait une alliance entre les staliniens et les impérialistes
contre le trotskysme, Schmid fait la démonstration de son ignorance de la
dynamique politique des années 1930.
Dans un second article publié dans la Neue Zürcher Zeitung le 21
février 2012, Schmid signale que ma critique du livre de Service a été appuyée
par le Professeur Bertrand Patenaude de l'Université de Stanford. Il prend
également note de la lettre des 14 historiens, en mentionnant les noms de
Helmut Dahmer, Hermann Weber, Bernhard Bayerlein, Heiko Haumann, Mario Kessler,
Oskar Negt, Oliver Rathkolb et Peter Steinbach. Schmid sait certainement que
tous ces historiens sont des érudits immensément respectés. Schmid ne pouvait
certes pas s'empêcher d'être troublé de trouver le nom du professeur Heiko
Haumann sur la liste des signataires protestant contre la publication de la
biographie de Service. Le professeur Haumann a en effet assisté Schmid dans la
préparation de son habilitationsschrift [dissertation de post-thèse de
doctorat] en 1998-1999, un service pour lequel Schmid a exprimé publiquement sa
gratitude. Mais Schmid se trouve maintenant dans la position embarrassante de
contester le jugement de l'un de ses propres mentors.
Schmid adopte une stratégie curieuse dans sa défense du livre de Service. Il
admet qu'il contient des erreurs, mais les rejette en les qualifiant de sans
conséquence. Schmid en parle comme de « petites erreurs » calculées,
dont des « dates de décès erronées... une description inexacte des
événements historiques... des notes non fiables... un mélange des relations
familiales... des citations tronquées... une préférence sélective pour les
événements montrant Trotsky sous un jour défavorable... »
On ne peut lire cette liste d'écarts de Service des normes de base de
l'érudition sans s'étonner. N'importe lequel de ces défauts serait considéré
comme tout à fait inacceptable dans un livre écrit par un historien
professionnel. Le fait de trouver toutes ces erreurs dans un ouvrage historique
publié aux États-Unis sous l'imprimatur des presses de l'université Harvard
n'est rien de moins qu'un scandale intellectuel majeur. Un universitaire qui
produit un tel travail perd tout droit d'être pris au sérieux en tant que
chercheur. Une maison d'édition qui produit un tel travail viole sa
responsabilité professionnelle et éthique qui est de respecter l'intégrité du
discours intellectuel.
M. Schmid ne peut ignorer la gravité des manquements de Service dans
l'observation des normes académiques. C'est un auteur prolifique et, autant que
je sache sur la base d'un bref examen d'une partie de son travail universitaire
publié, il cherche à respecter des normes professionnelles. Mais cela ne
l'empêche pas de penser que Service devrait être autorisé à violer les règles
des travaux de recherche en toute impunité. Schmid veut faire croire à ses
lecteurs que les erreurs factuelles qui apparaissent dans la biographie de Service
- des erreurs si nombreuses que l'éditeur Suhrkamp a été contraint d'embaucher
un expert indépendant pour revoir l'ensemble du texte - ne constituent qu'un
problème sans grande importance. Certes, une erreur factuelle occasionnelle
peut se glisser dans le travail de l'historien même le plus diligent. Mais la
découverte de nombreuses erreurs factuelles dans un seul ouvrage est une tout
autre affaire. La présence de telles erreurs prouve que l'auteur ne maîtrise
pas son sujet, et son interprétation des événements perd toute crédibilité.
Mais en dépit de l'exposition de toutes les erreurs dans
l'ouvrage de Service, Schmid insiste sur le fait que sa publication doit aller
de l'avant. Il écrit :
« La traduction allemande sera publiée dans une version corrigée au
début de juillet 2012, sans profonds changements dans la structure du texte. La
décision de la maison d'édition est correcte : tant North que Patenaude
n'ont été en mesure d'avancer des arguments qui portent atteinte à la critique
fondamentale effectuée par Service du fanatisme révolutionnaire de Trotsky et
de sa volonté d'utiliser la violence. »
Comme ce passage le démontre clairement, l'engagement idéologique et
politique de Schmid est la seule raison pour laquelle il défend Service. Malgré
les erreurs, les falsifications et les violations des normes d'érudition, le
livre de Service satisfait au seul critère d'importance pour Schmid :
l'ouvrage est contre Trotsky et la révolution socialiste. Rien d'autre ne
compte.
Plus de 70 ans après l'assassinat de Trotsky, son héritage fait toujours
l'objet de la plus féroce controverse. On lui refuse toujours le droit d'entrer
dans le domaine de la recherche historique objective. Trotsky demeure une
figure intensément contemporaine. Il vit dans l'histoire, non seulement comme
le chef de la plus grande révolution du XXe siècle,
mais aussi comme une source d'inspiration politique et intellectuelle pour les
révolutions de l'avenir.
Plus de 20 ans après la dissolution de l'URSS, le
capitalisme est embourbé dans la crise. La fin de l'histoire promise par
Francis Fukuyama ne s'est pas réalisée. Ce que nous voyons, c'est le retour de
l'histoire, celle de la crise économique, de l'assaut implacable sur les droits
démocratiques, et de l'éruption des guerres impérialistes. Dans cette
situation, la classe ouvrière doit étudier l'histoire afin de comprendre la
réalité d'aujourd'hui. La défense de l'héritage de Trotsky contre la
falsification historique est une composante essentielle de l'éducation
politique de la classe ouvrière et de sa préparation pour les tâches politiques
d'une nouvelle ère de la lutte révolutionnaire.