Le ministre français des Outre-mer Manuel Valls est arrivé en Nouvelle-Calédonie le 23 février pour reprendre des négociations cruciales sur l'avenir politique du territoire français du Pacifique. Sa visite intervenait après des mois de vastes troubles civils impliquant principalement les jeunes autochtones kanaks, qui avaient débuté en mai dernier et causé des dommages estimés à 2,2 milliards d'euros.
Le jour de son arrivée à Nouméa, Valls s'est rendu de manière très provocante au centre kanak du Mont-Dore pour y organiser une cérémonie en hommage à l’un des gendarmes français tués au plus fort des émeutes. Douze Kanaks ont été tués lors de la répression militaire brutale organisée par la France.
Valls s'est ensuite rendu dans les îles périphériques pour rendre hommage à quatre policiers français tués lors de la crise d'Ouvéa en 1988. Il s'est ensuite rendu sur la tombe de 19 militants kanaks massacrés par les forces françaises pendant la prise d'otages qui a duré deux semaines. Le mouvement indépendantiste a toujours considéré comme criminelles les actions des forces spéciales françaises en 1988.
Valls a appelé toutes les «parties prenantes» de la Nouvelle-Calédonie à «réconcilier les mémoires» et à s’asseoir à la table des négociations «sans haine».
Valls fait partie du gouvernement minoritaire de droite du Premier ministre François Bayrou. Ancien Premier ministre, il est le huitième ministre des Outre-mer depuis l'arrivée d'Emmanuel Macron à la présidence en 2017. Il est probable que le portefeuille de la Nouvelle-Calédonie lui a été confié pour donner un aspect «progressiste » au vu de son expérience de superviser la colonie en tant que Premier ministre du président François Hollande (Parti socialiste), de 2014 à 2016.
Valls a adopté une approche conciliante en surface. Interviewé par Le Monde le 12 février avant sa visite, Valls n'a pas seulement évoqué les dispositions de souveraineté « partagée» de l'accord de Nouméa de 1988, mais a encore souligné la référence faite dans l'accord à une éventuelle «souveraineté pleine et entière» et à la décolonisation.
Les deux premiers jours de la visite de Valls ont été perturbés par des manifestations de quelque 500 manifestants pro-français et anti-indépendantistes. Les dirigeants loyalistes Sonia Backes et Nicolas Metzdorf ont fustigé Valls, affirmant qu'il se rangerait du côté des factions indépendantistes après ses déclarations sur la «décolonisation» et les Kanaks autochtones comme «premier peuple» de la colonie française.
Les partis loyalistes, lors d'un grand meeting à Nouméa le 19 février, ont catégoriquement rejeté les commentaires de Valls sur la souveraineté, maintenant leur position selon laquelle la Nouvelle-Calédonie restait au sein de la France et qu’il n’y aurait «pas de cadeaux» aux partis indépendantistes.
Les loyalistes ont souligné que trois référendums avaient abouti à des rejets consécutifs de l'indépendance en 2018, 2020 et 2021. Le troisième et dernier référendum de décembre 2021 a été boycotté par la communauté kanak qui conteste depuis la validité de son résultat. Macron a exclu un autre référendum.
Début février, Valls avait rencontré à Paris six délégations de dirigeants politiques calédoniens. Une fois sur place, il a tenu une première réunion conjointe avec des responsables politiques indépendantistes et pro-français, à huis clos.
Valls a déclaré aux médias que les principaux thèmes des pourparlers seraient la relation de la Nouvelle-Calédonie avec la France, ses principes de «gouvernance» et un supposé nouveau pacte «social» pour mieux inclure la jeunesse démunie du territoire. Étaient également au menu des discussions sur les conditions d'éligibilité controversées des listes électorales qui ont déclenché les émeutes, la «décolonisation» et le transfert au territoire de certaines compétences de la France.
« Il n’y a pas de tabou, tout est sur la table », a déclaré Valls, insistant pour dire que la France était «déterminée à parvenir à un accord », tout en soulignant que la Nouvelle-Calédonie devait rester « unie et indivisible». Valls insistait sur le fait que tous les intéressés politiques avaient « une responsabilité historique » et devaient « se parler, ainsi qu’au gouvernement français ». Reste à savoir si la France cédera effectivement de nouveaux pouvoirs au gouvernement du territoire.
Ces pourparlers font suite à la chute du premier gouvernement indépendantiste de Nouvelle-Calédonie depuis 20 ans, la veille de Noël. Le cabinet calédonien a ensuite installé Alcide Ponga, un anti-indépendantiste, comme nouveau président. Ponga, 49 ans, est le premier autochtone kanak à diriger le parti pro-français Le Rassemblement. Ce changement représente un virage à droite au sein de l'establishment politique local après des mois d'émeutes.
Le mouvement indépendantiste s’est scindé en factions distinctes l’année dernière après avoir entamé des négociations avec le gouvernement précédent tout en s’efforçant de contenir la rébellion qui avait éclaté à partir de la base et en dehors de leur contrôle. Daniel Goa, le leader sortant de l’Union calédonienne (UC), a admis que pendant les émeutes, il y avait «une perception» que les appels venant de tous les partis politiques, y compris l’UC, n’étaient «pas entendus» et que l’insurrection était devenue incontrôlable.
Les deux factions sont divisées sur la manière de gérer les derniers pourparlers. Le principal, le Front de libération nationale socialiste kanak (FLNKS), dirigé par l’UC, n’a confirmé sa présence qu’à la dernière minute. Il a déclaré qu’il serait à la table des négociations pour « approfondir la discussion», mais a évoqué plusieurs questions, notamment le statut des prisonniers politiques arrêtés pendant les émeutes et le rôle de supervision de l’ONU.
Le FLNKS souhaite un processus d’indépendance et de souveraineté complet avec un « Accord de Kanaky» qui devrait être signé en septembre prochain, suivi d’une période de transition de cinq ans. Le chef de file de l’UC, Emmanuel Tjibaou, a qualifié l’approche française actuelle de plus «positive» par rapport aux gouvernements francais précédents.
Pendant ce temps, l'Union progressiste de Mélanésie (UPM) et le Parti de libération kanak (PALIKA) sont ouverts à un concept d'indépendance «en association avec la France», similaire à la relation néocoloniale des îles Cook avec la Nouvelle-Zélande, elle-même confrontée à une crise.
Les dirigeants politiques loyalistes ont avancé un projet de fédéralisme. La Nouvelle-Calédonie compte trois provinces : la province Sud, centrée autour de la capitale, a toujours été le bastion des dirigeants anti-indépendantistes; Les îles Loyauté et la province Nord sont gérées par des dirigeants kanaks pro-indépendantistes depuis plus de trente ans. Le fédéralisme envisage au fond la sécession du Sud du reste du pays, ce qui constitue une forme d'apartheid.
Quelle que soit l'issue des négociations, elles ne résoudront pas la profonde crise économique et sociale qui frappe la colonie, en particulier la classe ouvrière et la jeunesse défavorisées. Les causes des troubles, notamment la pauvreté, les inégalités sociales, le chômage et le désespoir social, demeurent. La rébellion a mis en conflit une partie importante de la jeunesse kanak, non seulement avec l'oppression coloniale française, mais aussi avec l'establishment politique du territoire, notamment le gouvernement local et le FLNKS.
Les répercussions économiques de ces mois de troubles sont désastreuses. Six cents commerces ont été détruits et pillés, et environ 10 000 personnes ont perdu leur emploi. Au moins une douzaine d'écoles, notamment dans le Grand Nouméa, ont été détruites et n'ont pas pu rouvrir avant le début de l'année. Plus de 10 000 habitants, sur une population de 293 000 habitants, ont quitté définitivement la colonie, dont 16 pour cent du personnel médical.
L'industrie du nickel, qui représente 20 à 30 pour cent des réserves mondiales de nickel, est l'épine dorsale de l'économie et emploie des milliers de travailleurs. Mais elle est en crise. L'industrie était déjà en déclin avant le soulèvement en raison de la concurrence mondiale des fournisseurs chinois et indonésiens. Depuis, les exportations ont chuté et deux des principales fonderies sont à l'arrêt pour cause de maintenance.
En février 2024, Christel Bories, présidente du géant français des minéraux Eramet, déclarait au Financial Times que la filiale de l'entreprise en Nouvelle-Calédonie, la SLN (Société Le Nickel), ferait partie des sites et fonderies risquant d'être «anéanties… d'ici cinq ans» en raison de son «manque de compétitivité».
Bories prévoyait que d'ici 2030, l'Indonésie pourrait produire plus des trois quarts du nickel pur de meilleure qualité dans le monde. «Je ne suis pas sûre qu’autant de gouvernements décideront de subventionner les grandes productions […] pour concurrencer la production indonésienne », a-t-elle déclaré.
Dans ces conditions, la perspective d’établir une Nouvelle-Calédonie «indépendante» sur une base capitaliste est un rêve utopique. Une indépendance formelle vis-à-vis de la France ne signifierait qu’une subordination à une ou plusieurs autres puissances impérialistes. Le programme nationaliste bourgeois est un piège politique réactionnaire pour les travailleurs et les pauvres de Nouvelle-Calédonie, en particulier dans le contexte de la marche vers la guerre menée par les États-Unis dans le Pacifique et des mesures d’austérité capitalistes mondiales.
Aucun des pays fragiles et pauvres du Pacifique n’est totalement indépendant, et ne peut l’être. Tous dépendent largement de l’aide des puissances impérialistes et sont soumis à l’ingérence régulière de l’Australie, de la Nouvelle-Zélande, des États-Unis et de la France. Seule l’unification de la classe ouvrière de toute la région, et des pays impérialistes mêmes, dans la lutte pour la révolution socialiste, peut mettre fin à l’exploitation coloniale et conduire à une égalité et à une liberté véritables pour les peuples opprimés du Pacifique.
(Article paru en anglais le 27 février 2025)